Soi-même – entre l’un et l’autre

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Roman "Désorientale" Négar Djavadi

« Désorientale » de Negar Djavadi

Editions Liana Levi 2016 

 

Roman coup de coeur qui mérite bien les différents prix dont il est le lauréat (Prix de l’Autre Monde 2016 – Prix du Style 2016 – Prix Emmanuel-Roblès 2017 – Prix Première 2017 – Prix littéraire de la Porte Dorée 2017 – Prix du Roman News 2017) !

L’auteure Negar Djavadi nous plonge dans l’histoire contemporaine de son pays, l’Iran, au travers du prisme d’une saga familiale, depuis son ancêtre féodal jusqu’à la narratrice, Kimiâ, que le lecteur retrouve dès la première page dans la salle d’attente de l’hôpital Cochin à Paris, et plus exactement au service de PMA (Procréation Médicalement Assistée).

Récit de mémoire, non linéaire et foisonnant

Le récit n’est pas une histoire chronologique de faits, mais se lit en suivant les digressions opérées par la mémoire et les souvenirs de la narratrice qui patiente en attendant sa visite chez son médecin. A la manière d’un conte persan où chaque anecdote s’ouvre sur une autre et se réinvente au gré des conteurs, la narratrice retrace le parcours de sa famille durant le 20e siècle en Iran. Plus particulièrement, elle relate celui de ses parents, opposants politiques à la fois au régime du Shah et à celui de Khomeiny, et qui ont été obligés de s’exiler en France avec leurs trois filles pour survivre.

Lorsqu’on demande à Negar Djavadi quel est le livre qui a changé sa vie dans une interview proposée sur YouTube par La Grande Librairie, elle cite le roman de Salman Rushdie « Les Enfants de Minuit » . Grâce à ce roman baroque et picaresque, elle a appris qu’on pouvait écrire autrement qu’en recourant à la façon linéaire de raconter des histoires. Elle s’en est inspirée pour écrire « Désorientale », un roman sur la mémoire orientale.

« Mais la vérité de la mémoire est singulière n’est-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des événements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. »

Récit empreint de faits réels, mais non autobiographique

Il ne s’agit pas ici d’un témoignage relatant la vie de l’auteure. Ce n’est donc pas à proprement parler un récit autobiographique. Toutefois, ce roman s’inspire de plusieurs épisodes de sa propre vie : les parents de Negar Djavadi étaient également opposants aux régimes du Shah et de Khomeiny, et tout comme la narratrice Kimiâ, la romancière a dû fuir l’Iran à l’âge de 11 ans avec sa mère et sa soeur à travers les montagnes du Kurdistan pour rejoindre la France.

En outre, le roman retrace des faits marquants de l’histoire de l’Iran au 20e siècle, avec mention des dates et événements clefs. Il nous ouvre d’ailleurs les portes sur une vision de l’histoire de ce pays assez différente de celle relativement tronquée qui nous est rapportée en Europe.

Par exemple, l’évocation de l’époque encore féodale dans laquelle vivait l’arrière-grand-père de la narratrice rejoint une réalité méconnue. L’ancêtre – portant le nom assez comique de Montazemolmolk – vivait avec un harem d’une cinquantaine de femmes au début du 20e siècle !

Identité double ou trouble ?

Sara, la mère de la narratrice, était férue de culture française. Dès leur plus jeune âge, Kimiâ et ses soeurs ont suivi des cours de français. Leur exil en France ne s’apparente pas à un plongeon glacial dans une langue et culture totalement étrangères. Mais malgré tout, elles sont obligées de faire le deuil de leur appartenance persane et iranienne pour adopter une nouvelle vision, celle de l’Europe et de la France. C’est ce que l’auteure appelle la « désintégration », à savoir le chemin suivi par les personnes exilées qui doivent d’abord quitter peu à peu leurs repères culturels pour faire de la place à de nouveaux repères.

« Je suis devenue, comme sans doute tous ceux qui ont quitté leur pays, une autre. Un être qui s’est traduit dans d’autres codes culturels. D’abord pour survivre, puis pour dépasser la survie et se forger un avenir. Et comme il est généralement admis que quelque chose se perd dans la traduction, il n’est pas surprenant que nous ayons désappris, du moins partiellement, ce que nous étions, pour faire de la place à ce que nous sommes devenus. »

« Bientôt, mon prénom ne sera plus prononcé de la même manière, le « â » final deviendra « a » dans les bouches occidentales, se fermant pour toujours. Bientôt, je serai une « désorientale ». »

En raison de son appartenance aux deux cultures et également en raison de son homosexualité qui font d’elle un « être à part » dans les deux camps, la narratrice observe à distance les deux identités culturelles qui la définissent; elle les compare et voit la part sombre et la part lumineuse de chacune d’elles.

Elle identifie notamment les points communs comme l’importance de la maternité et une certaine incompréhension vis-à-vis de l’homosexualité, mais aussi par exemple la façon dont les sociétés écrasent la révolte de leur population respective, en les soumettant habilement au phénomène de l’attente : les gens attendent devant les administrations pour obtenir un visa, mais ils attendent aussi des nuits entières pour obtenir des tickets, le dernier smartphone etc. Ailleurs ils attendent la fin d’une guerre qui ravage leur pays.

Roman bienfaisant ?

A plus d’un titre, je recommande ce roman qui ouvre le débat sur la tolérance envers les étrangers, mais aussi et surtout envers tous ceux qui sont différents de la soi-disant « norme » dans leur façon de parler, de raconter, d’aimer, de fonder une famille, mais aussi d’écrire la petite et la grande histoire.

L’oeuvre regorge de personnages à la fois vibrants de sincérité et hauts en couleurs : j’ai déjà évoqué l’ancêtre, mais il ne faut pas oublier les autres membres de la famille, à commencer par les parents révolutionnaires de la narratrice, Sara et Darius, ainsi que la fratrie paternelle désignée par Oncle Numéro Un, Oncle Numéro Deux, etc., qui malgré cette désignation commune fait référence à des êtres ayant des personnalités propres et bien distinctes les unes des autres.

Le thème de l’identité est bien à l’oeuvre dans ce beau roman, questionné de toutes parts et évoqué de diverses manières. Car la question identitaire ne se pose pas seulement entre nations très éloignées d’un point de vue géographique. On retrouve ce thème aussi dans les différences, même mineures, entre pays voisins. La narratrice nous fait part d’observations très pertinentes à propos des Belges, des Néerlandais qui m’ont beaucoup amusée.

Par ailleurs, la question identitaire prend aussi sa place dans la façon dont nous nous positionnons au sein de la famille face à la maternité, à la vie de couple.

Il est évident qu’adopter des positions différentes ou étranges peuvent attirer des ennuis. Le fait d’aller au-delà de ce qui nous définit dans une identité prédéfinie pour en adopter ou se rapprocher d’une autre constitue toujours un risque ….qu’il est pourtant vital de courir pour éviter de mourir d’ennui…

« On a la vie de ses risques. Si on ne prend pas de risques, on subit. Et si on subit, on meurt, ne serait-ce que d’ennui. » (citation de la grand-mère de Kimiâ)

 

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